Certitude fiscale : Tendances récentes et suggestions de réforme
Jeffrey Trossman, Blake Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./S.R.L.
L'édition inaugurale du nouveau bulletin que nous vous proposons porte principalement sur la certitude fiscale.
Que faut-il entendre par « certitude fiscale »? Le sens de la notion
varie selon les contextes, ce qui n'a rien d'étonnant. Dans celui de la
résolution de différends, la certitude fiscale désigne la « certitude
quant au processus » — soit la prévisibilité globale des échéanciers,
des procédures et, si le désaccord met en cause d'autres pays, des
mécanismes permettant de résoudre une double problématique fiscale grâce
aux dispositifs établis d'un commun accord dans des conventions
fiscales. Dans une perspective plus générale, et dans la présente
rubrique, la certitude fiscale désigne la « certitude dans la
planification » — soit la prévisibilité globale des modalités
d'application de la loi fiscale aux situations courantes. Bien que le
caractère approprié de l'incertitude dans le cas de l'évitement fiscal
prête à discussion, il paraît indubitable que la loi doit être claire en
ce qui a trait aux situations courantes ne suscitant aucune
controverse.
Depuis quelques années, la certitude et la prévisibilité tendent à se
raréfier, ce qui a de quoi inquiéter. De plus en plus, la réponse exacte
à des questions fiscales banales soulève la controverse. Cette tendance
n'est pas exclusive au Canada. Le projet des « aides d'État » de la
Commission européenne, qui menace de chambouler rétrospectivement les
décisions prises par les États membres de l'Union européenne en matière
de fiscalité, en est un exemple criant. Il pourrait se solder par de
lourdes factures fiscales précisément dans les pays ayant pris des
décisions fiscales favorables.
De manière plus générale, le manque de clarté contrarie les
contribuables, les conseillers et maints fonctionnaires. L'ambiguïté
engendre l'incertitude, et l'incertitude tend à dissuader les
entreprises d'investir. Parallèlement, l'absence de certitude peut avoir
pour effet pervers d'encourager la planification agressive chez les
contribuables téméraires, disposés à tolérer l'incertitude dans l'espoir
que l'opération réalisée se retrouve du bon côté d'une ligne de
démarcation floue. Rien de moins salutaire pour le régime fiscal ou
l'économie dans son ensemble.
L'incertitude dans la planification tend à occasionner des litiges
fiscaux. Lorsque les règles sont claires, les parties sont davantage
susceptibles d'éviter la controverse et de résoudre leurs différends.
Des règles claires préviennent les conflits. Dans un récent
rapport
qu'ils publient de concert, le FMI et l'OCDE valorisent résolument la
certitude fiscale, indiquant qu'il s'agit d'une « [traduction] question
prioritaire pour les contribuables aussi bien que les administrations
fiscales », et recommandent aux gouvernements de se concentrer sur « la
prévention des différends plutôt que leur résolution ». Si les
administrations fiscales peuvent fournir rapidement des lignes
directrices claires et utiles — donnant aux contribuables des
indications auxquelles ces derniers peuvent se fier — le nombre de cas
litigieux déclinera. Le FMI et l'OCDE en conviennent dans leur rapport,
estimant que « l'accès à une structure décisionnelle en matière d'impôt
propre à fournir des règles claires et simples » est une importante
caractéristique d'une « bonne gouvernance en administration fiscale ».
Dans les réformes à venir du régime fiscal aussi bien que dans
l'administration des lois fiscales en vigueur, les gouvernements, au
Canada, devraient inscrire explicitement la certitude fiscale au nombre
des critères à prendre en compte dans leurs décisions relatives aux
mesures fiscales. Les mesures accentuant l'incertitude ne devraient être
acceptées que si aucune solution de rechange raisonnable n'existe. La
certitude fiscale devrait être, à tout le moins, l'un des critères
d'évaluation de toute proposition de mesure fiscale (outre, bien sûr,
ceux de générer des recettes et de préserver l'intégrité du régime et
veiller à ce qu'il soit gérable et équitable).
Nous décrirons, dans les paragraphes qui suivent, en quoi le ministère
des Finances et l'ARC, de part et d'autre, contribuent à l'incertitude
fiscale ou la réduisent. Enfin, nous terminerons par des recommandations
de réformes futures.
Le rôle du ministère des Finances quant à la certitude fiscale
Le problème de l'excès de zèle législatif
Le rôle du ministère des Finances, au sens large, consiste à donner
corps aux politiques fiscales gouvernementales grâce à des mesures
législatives que le Parlement étudie et sanctionne. C'est aux
fonctionnaires de la Division de la législation de l'impôt qu'incombe la
tâche difficile de rédiger cette législation. Ceux qui ne sont pas des
professionnels du milieu fiscal comprennent souvent très mal la
législation fiscale et la façon dont elle est rédigée. Peu de gens
saisissent pourquoi la législation fiscale est aussi complexe ou
conçoivent que les correctifs simples sont rares. Nombreux sont ceux qui
semblent croire que la loi est truffée d'« échappatoires » auxquelles
il faut « remédier » et, pire encore, confondent couramment
évasion fiscale, une infraction pénale, et
évitement
fiscal, l'activité légitime et appropriée qui consiste à structurer ses
affaires de manière à réduire l'impôt au minimum. Cette confusion tend à
exercer sur les gouvernements des pressions qui les incitent à adopter
de nouvelles règles anti-évitement ayant pour conséquence de supprimer
de possibles économies d'impôt perçues et de préserver l'intégrité de la
base d'imposition. Les mesures résultant de ces pressions ont pour
effet de compliquer une législation déjà complexe.
En général, les mesures de ce genre déplaisent aux conseillers fiscaux,
bien que la plupart d'entre eux comprennent la nécessité de faire en
sorte que les lois fiscales ne puissent pas être aisément contournées
par des planificateurs créatifs ou manipulateurs dont les clients sont
disposés à prendre des risques élevés en se livrant à des opérations
motivées par des considérations fiscales. La plupart des professionnels
du milieu fiscal reconnaissent qu'il est parfois indispensable
d'apporter des modifications à la loi pour préserver l'intégrité de la
base d'imposition.
Le problème survient lorsque le ministère des Finances réagit aux
lacunes perçues en proposant des correctifs qui vont trop loin et créent
de nouvelles incertitudes à l'égard d'opérations banales. Cet excès de
zèle législatif, généralement méconnu sinon volontairement ignoré du
public, discrédite le régime fiscal. Ce problème croissant érode
sensiblement les certitudes des planificateurs, ce qui contribue à
diminuer globalement la confiance des contribuables dans les lois
fiscales — élément crucial d'un régime d'autocotisation.
Comment ce problème d'excès de zèle législatif se manifeste-t-il, et
quelles en sont les conséquences? L'exemple du paragraphe 55(2) de la
LIR, bien qu'il ne concerne que les sociétés, est généralement
instructif à cet égard.
Prenons un groupe de sociétés en propriété exclusive qui souhaite
distribuer des fonds à différents échelons du groupe pour des motifs
commerciaux véritables — en versant des dividendes aux actionnaires, par
exemple. Ce mouvement de fonds n'a aucun motif fiscal. Supposons que le
groupe de sociétés existe depuis des décennies et ne prévoit la cession
d'aucune de ses activités. Cette distribution devrait être une
opération simple dans laquelle les dividendes versés par la filiale
disposant de liquidités franchiront les échelons de la chaîne de
sociétés jusqu'à l'entité ayant besoin de ces liquidités.
Avant 2015, l'analyse d'une telle opération était simple et prévisible.
Chaque société de la chaîne demandait la déduction intégrale du
dividende reçu, de sorte que le dividende circulait en franchise d'impôt
au sein du groupe de sociétés, conformément au principe établi. (Les
bénéfices ou les gains sous-jacents ayant déjà été assujettis à l'impôt
sur le revenu, tout autre impôt sur les distributions intersociétés
aurait entraîné une double imposition.) Si une très large distribution
était envisagée, un responsable de la fiscalité prudent aurait pu
éprouver le besoin de consulter la règle anti-évitement du
paragraphe 55(2). Cette règle, instaurée en 1980, avait pour but
d'empêcher la conversion de gains en capital (par ailleurs imposables),
résultant d'une cession à un tiers, en dividendes intersociétés exonérés
d'impôt. Avant 2015, il était tout à fait clair que la règle ne
s'appliquait pas à la distribution hypothétique décrite ci-dessus, car
1) aucun des objets de l'opération n'était de réduire sensiblement un
gain en capital résultant de la cession d'une action et 2) l'opération
était strictement interne au groupe de sociétés et n'avait rien d'une
cession à un tiers.
Cette clarté est disparue le 21 avril 2015, lorsque le ministère des
Finances a déposé les propositions législatives destinées à modifier le
paragraphe 55(2). Le changement était une réaction à la victoire du
contribuable dans l'affaire
D & D Livestock (
2013 CCI 318), une étrange décision de 2013 relative à une situation complexe. Dans un exceptionnel sommaire de l'affaire
D & D,
CCH déclare que « [traduction] même si les mesures prises par le
contribuable allaient à l'encontre du but visé par le paragraphe 55(2),
la Cour ne pouvait pas réécrire cette disposition législative pour faire
en sorte que les objectifs en soient atteints » (
Intelliconnect.ca).
Il semble que le ministère de la Justice ait été défait pour ne pas
avoir invoqué la RGAE (règle générale anti-évitement). La RGAE est
censée s'appliquer lorsqu'il est évident qu'une opération d'évitement va
à l'encontre de l'objet sous-jacent d'une disposition précise.
Bien que ce cas ponctuel ne mette pas réellement en péril la base
d'imposition et que la situation aurait pu être renversée grâce à une
modification chirurgicale, le ministère des Finances a décidé qu'il
devait agir énergiquement et interdire tout accès à la structure
utilisée par le contribuable. Ce faisant, il ne s'est pas contenté de
simplement rafraîchir l'ancien paragraphe 55(2); il a plutôt fait table
rase de cette disposition pour la rebâtir en entier. Dans ce processus,
le ministère des Finances a jeté par-dessus bord 35 ans de commentaires
éclairés sur la disposition — c'est-à-dire des nombreuses politiques
administratives et pratiques d'imposition utiles adoptées et préconisées
comme étant propres à aider les contribuables et leurs conseillers à
mieux comprendre le paragraphe 55(2).
Pour que l'ancien paragraphe 55(2) s'applique, il fallait
fondamentalement que l'un des objets d'un dividende soit de réduire un
gain en capital résultant d'une cession. La nouvelle règle est beaucoup
plus large. Pour l'essentiel, le nouveau paragraphe 55(2) s'applique dès
que l'un des objets d'un dividende est de réduire la juste valeur
marchande (JVM) d'une action ou d'augmenter le coût indiqué d'un bien (y
compris de liquidités) pour le bénéficiaire. Le problème évident est
ici que presque tous les dividendes ont, entre autres
conséquences,
de diminuer la JVM des actions de celui qui le verse et d'augmenter le
coût indiqué du bien du bénéficiaire. La version remaniée du paragraphe
soulève une question épineuse : quand l'
objet d'un dividende n'est-il
pas d'obtenir l'inévitable
conséquence
d'un dividende? Ce problème n'a pas échappé aux fiscalistes qui ont
critiqué les répercussions qu'auraient ces modifications sur la
certitude fiscale dans les situations courantes. Lesdites modifications
ont néanmoins été adoptées, à peu de choses près dans leur formulation
initiale, après quelques aménagements mineurs.
Cet exemple illustre comment l'excès de zèle législatif se manifeste et
en quoi il peut altérer la certitude fiscale. Par suite des
modifications abusives apportées au paragraphe 55(2), la circulation de
fonds dans une chaîne des sociétés n'est plus une opération simple.
Maintenant, dans certains contextes, le risque que le paragraphe 55(2)
puisse s'appliquer et donner lieu, à chaque échelon, à un gain en
capital fictif (et, de ce fait, à une double imposition) existe bel et
bien. Compte tenu de cette incertitude, il est compréhensible que l'ARC
ait fait preuve de réserve dans ses interventions pour rassurer les
contribuables quant au traitement administratif de cette question (bien
que l'Agence y soit allée de certaines déclarations utiles au sujet de
cas isolés). L'on ne saurait trop recommander la prudence aux
responsables de la fiscalité.
Les exemples d'excès de zèle législatif foisonnent. En voici quelques-uns :
- Les règles relatives aux clauses restrictives. Ces règles
ont été annoncées au départ en 2003, en réaction à des situations dans
lesquelles des paiements au titre d'engagements de non-concurrence
étaient traités comme des gains fortuits non imposables. Plutôt que la
simple modification de l'article 42 afin qu'il s'applique aux paiements
en question, un régime complexe et nébuleux à bien des égards a été
proposé, révisé à maintes reprises et adopté enfin de nombreuses années
plus tard, avec effet rétroactif. Dans le récent jugement Pangaea (2020 FCA 21, conf. 2018 CCI 158),
la CAF a maintenu une cotisation de l'ARC dans laquelle un paiement qui
n'avait aucun lien avec une contrepartie relative à une clause
restrictive de non-concurrence — la cible initiale des modifications —
avait été traité comme un revenu ordinaire. Du fait de cette décision,
l'incertitude des contribuables augmente quant à l'application de cette
disposition abusivement large, ce qui risque de nuire aux opérations de
financement courantes.
- L'élargissement des règles relatives aux retenues d'impôt applicables aux prêts adossés.
Ces règles étaient à l'origine arrimées aux règles relatives à la
capitalisation restreinte mais ont été par la suite étendues pour
revêtir la forme d'une disposition législative aux visées mal définies,
relative au chalandage fiscal ou au recours aux intermédiaires et ayant
son propre assemblage de définitions souvent inapplicables qui
s'entremêlent.
- Les règles relatives à l'impôt sur le revenu fractionné (IRF).
Ces règles, qui ont une incidence sur de petites entreprises familiales
de toutes sortes, sont si complexes et contiennent un tel nombre de
définitions internes que leur application peut donner du fil à retordre
même aux fiscalistes chevronnés. Bien que la complexité, en soi,
n'engendre pas nécessairement l'incertitude, les règles de l'IRF
renferment maints critères vagues exigeant des jugements subjectifs dans
le cadre d'un régime compliqué.
Ces exemples ont tous le même profil. Une réaction législative exagérée
donne lieu à une législation mal ajustée qui dépasse l'objectif visé et
provoque une incertitude fiscale injustifiée au sujet de situations
courantes. Ce genre d'effet pervers s'apparente aux résultats de la
proverbiale utilisation d'un canon pour tuer une mouche. Il est
compréhensible que le ministère des Finances, lorsqu'il décide de fermer
une avenue de planification, souhaite éviter d'en ouvrir de nouvelles
en concevant une mesure trop étroite. Cela dit, il conviendrait
d'exercer désormais une vigilance accrue pour éviter autant que possible
un excès de zèle législatif qui risquerait d'être préjudiciable à la
certitude fiscale.
Réduction de l'incertitude grâce aux modifications législatives
Le ministère des Finances peut jouer un rôle important dans la promotion
de la certitude fiscale, ce qu'il fait parfois. Citons à cet égard
l'exemple du traitement des distributions de sociétés étrangères
affiliées. Dans le passé, il s'est dépensé beaucoup d'énergie pour
déterminer si une distribution ayant un caractère juridique particulier
en vertu de lois étrangères serait traitée comme le versement d'un
dividende ou un autre type de distribution aux fins fiscales
canadiennes. Pour clarifier la question, le ministère des Finances a
adopté le paragraphe 90(2). Entré en vigueur en 2002, le
paragraphe 90(2) classe essentiellement toutes les distributions au
prorata provenant de sociétés étrangères affiliées dans la catégorie des
dividendes; cette mesure a éliminé en grande partie l'incertitude
antérieure.
Le ministère des Finances a également émis plusieurs lettres dites de
confort exprimant son intention de régler un problème technique au moyen
d'une disposition législative. Bien que cette pratique utile ait eu
tendance à diminuer il y a quelques années, elle est en résurgence
depuis peu. Le fait que le ministère des Finances ait donné suite aux
recommandations contenues dans ces lettres dans la très grande majorité
des cas rassure sensiblement les contribuables quant à la confiance
qu'ils peuvent avoir dans ses engagements.
Le rôle de l'ARC quant à la certitude fiscale
L'ARC doit assumer la tâche ingrate d'administrer un régime de plus en
plus complexe. En raison de l'excès de zèle législatif, les
contribuables sollicitent plus que jamais des orientations auprès de
l'ARC, espérant que la portée trop large des règles instaurées sera
administrativement limitée au véritable problème qu'elles sont destinées
à résoudre. Or, dans de nombreux cas, l'ARC semble réfractaire à cette
idée, par crainte qu'on lui reproche d'être trop conciliante à l'égard
des contribuables à revenu élevé qui, de l'avis de maints citoyens, sont
insuffisamment imposés.
L'on voit se multiplier les observateurs mal informés qui critiquent
ouvertement l'ARC pour ses décisions en matière d'impôt, de règlement de
cas ou d'observation de son programme de divulgations volontaires de
longue date. Les médias sociaux, connus pour leurs formules choc
lapidaires, aggravent la situation. Les pressions politiques qui en
résultent ont parfois pour conséquence d'acculer l'ARC au pied du mur.
L'Agence, craint, à juste titre, d'être taxée de ne pas avoir veillé à
ce que les contribuables paient ce que l'on appelle leur juste part en
adoptant des lignes directrices claires pour limiter l'application d'une
disposition anti-évitement. Cette appréhension légitime limite la
capacité de l'ARC de tracer des frontières administratives alors que ces
frontières sont indispensables pour remédier à la trop grande portée ou
à l'ambiguïté de dispositions législatives.
L'ARC doit toutefois rendre des comptes pour s'être ravisée, sans raison
valable, quant à des positions pragmatiques de longue date, tendance
qui paraît s'accentuer. Bien entendu, l'ARC conserve en tout temps le
droit de changer de position relativement à une politique
administrative. Mais lorsque cela se produit trop fréquemment, les
contribuables et leurs conseillers perdent confiance dans la fiabilité
de ces politiques, ce qui engendre une plus grande incertitude, moins de
prévisibilité et davantage de différends.
Voyons un exemple. Lors de la table ronde de l'ARC tenue dans le cadre
de la Conférence annuelle 2018 de la FCF (une tribune donnant aux hauts
fonctionnaires de l'ARC l'occasion de communiquer ses orientations au
sujet des questions qui lui sont soumises par les professionnels du
milieu fiscal), l'Agence a annoncé un changement de position
relativement à la pratique universelle de réduction du capital déclaré
d'une filiale en liquidation immédiatement avant qu'elle ne soit
liquidée. Cette pratique courante, autorisée depuis des décennies,
permet d'éviter la possibilité qu'un gain fictif imposable ne résulte
d'une série d'opérations routinières de simplification structurelle,
souvent nécessaires pour des raisons ne relevant pas de la fiscalité.
Depuis l'annonce de l'ARC, les contribuables se demandent si leur cas
particulier pourrait être jugé abusif par un vérificateur fiscal zélé.
Une opération auparavant routinière soulève maintenant une incertitude
injustifiée, situation entièrement attribuable au fait que l'ARC n'a pas
clairement articulé sa logique quant aux fondements sur lesquels repose
la disposition législative.
La volte-face de l'ARC en 2018 n'est pas un événement unique. Le
30 décembre 2019, l'Agence a révoqué sa circulaire d'information sur les
prix de transfert, initialement publiée en 1987 et dont la dernière
mise à jour avait été effectuée en 1999 (
Circulaires d'information
IC87-2, 1987, et IC87-2R, 1999). Dans une note publiée en février 2020,
l'ARC a expliqué, sans s'en excuser, que la circulaire n'était pas
conforme à ses interprétations actuelles, laissant sans réponse les
interrogations des contribuables quant à la nature de ces nouvelles
interprétations et à ce en quoi elles diffèrent au juste des
interprétations antérieures. S'écartant de l'approche adoptée en 2018,
l'ARC n'a proposé aucun allègement transitoire aux contribuables qui ont
produit leurs déclarations en s'appuyant sur les politiques affichées
de l'ARC. Ce comportement véhicule un regrettable message : impossible
de s'appuyer sur les politiques de l'ARC, même celles qui sont publiées
et en vigueur depuis des décennies.
Cette tendance est exacerbée par le fait que l'ARC ne publie plus
désormais les bulletins d'interprétation dans lesquels étaient
auparavant exposées ses politiques relativement à un éventail de sujets
et dont le caractère contraignant était généralement reconnu. Les
bulletins ont été retirés il y a de nombreuses années, le gouvernement
ayant cessé d'en financer la production. Ils ont peu à peu été remplacés
par les folios de l'impôt sur le revenu, alors que l'on ignore encore
souvent quoi faire des bulletins d'interprétation archivés.
Le problème est aggravé par les lacunes du processus de décisions au
Canada. Les contribuables de certains autres pays ont facilement accès à
un processus de décisions efficace, fiable et prévisible qui leur
permet d'obtenir des autorités fiscales une décision exécutoire
relativement à une opération. Comme nous l'avons vu précédemment, le
rapport FMI-OCDE sur la certitude fiscale classe parmi les principaux
objectifs « [traduction] l'accès à une structure décisionnelle en
matière d'impôt propre à fournir des règles claires et simples ». Bien
entendu, le processus de décisions de l'ARC est opérant, et les
contribuables sont parfois en mesure d'obtenir une décision utile dans
un délai raisonnable. Toutefois, la plupart des professionnels en
exercice estiment aujourd'hui que la demande d'une décision anticipée
n'est pas une option valable dans la majorité des cas, les opérations
étant planifiées et exécutées à vive allure. Les statistiques révèlent
une tendance au déclin du nombre de demandes de décisions anticipées,
même s'il est possible que cette tendance ait atteint un creux de vague
l'an dernier. Les problèmes que soulève le processus de décisions ne
sont pas nécessairement tous attribuables à l'ARC, mais ces problèmes
sont bel et bien réels, et l'investissement de ressources pour y
remédier aurait sans doute pour conséquence d'améliorer la certitude
fiscale.
Propositions de réformes futures
Il est impératif de remédier à l'effritement progressif de la certitude fiscale.
Au Canada, le gouvernement fédéral devrait appliquer la recommandation
FMI-OCDE et adopter la certitude fiscale comme objectif clé, distinct de
l'objectif de perception des recettes fiscales. La législation fiscale
est actuellement évaluée en fonction de plusieurs critères, dont celui
des recettes anticipées et de l'incidence sexospécifique. Le
gouvernement devrait définir la certitude fiscale comme autre critère
dans l'évaluation des réformes à venir.
Les autorités gouvernementales devraient envisager — peut-être dans le
cadre d'une plus ample réforme du régime fiscal — de procéder à des
modifications législatives visant expressément la réduction de
l'incertitude. La démarche exigera un vaste processus de consultation
des professionnels du milieu fiscal. Et, bien entendu, il faudra veiller
avec grand soin à ce que ce processus ne crée pas davantage
d'incertitude.
Une initiative devrait aussi être lancée au sein de l'ARC pour
déterminer quelles mesures peuvent être prises pour favoriser la
certitude fiscale. Au nombre de ces mesures pourraient figurer une
reconsidération du processus de décisions, une rationalisation du corpus
d'interprétations techniques constitué au fil des 20 dernières années,
et l'adoption en bonne et due forme d'un protocole de modification des
positions administratives de longue date, en particulier celles qui sont
codifiées dans des publications officielles, protocole dans lequel
devra s'inscrire une large consultation des professionnels du milieu
fiscal. ◼