Certitude fiscale : Le point de vue d'un fonctionnaire du fisc
Ted Gallivan, sous-commissaire, Direction générale du secteur
international, des grandes entreprises et des enquêtes, Agence du revenu
du Canada
L'administration fiscale passe le plus clair de son temps et de son
énergie à essayer d'établir de la certitude pour les contribuables, les
gouvernements et les citoyens. Les lecteurs pourraient ne pas être
d'accord avec cette affirmation, en raison de leur propre expérience et,
dans certains cas, d'une longue carrière passée à vivre avec le
contraire de la certitude fiscale. Saisir cette différence de points de
vue entre l'administration fiscale et le reste du monde permet de
comprendre comment les administrateurs fiscaux peuvent contribuer à la
fois à réduire et à renforcer la certitude fiscale.
Un continuum de comportements
Les administrateurs fiscaux et les lecteurs de cet article
conviendraient tous, idéalement, qu'il existe un continuum de situations
et de comportements qui s'étend de la certitude associée à la
conformité volontaire à une zone d'incertitude, en passant par une gamme
de comportements non conformes (avec, à l'extrême, la fraude fiscale
criminelle) que même les contribuables touchés considéreraient comme
illégaux. Tout contribuable, comptable, avocat, vérificateur, agent des
appels, pays ou juge pourrait placer n'importe quel cas donné à
différents points d'un tel continuum. Les débats et les litiges
provoqués par chacun de ces cas peuvent cacher le fait qu'une
administration fiscale et une communauté de contribuables ont en commun
un désir ardent de certitude fiscale.
Pour ce qui est du continuum de situations et de comportements proposés
ci-dessus, l'administration fiscale travaille à gérer deux « lignes ».
La première court entre 1) ce qui est « nettement » conforme (soit un
type de certitude) et 2) une gamme de niveaux d'incertitude. La seconde
relie l'incertitude et ce que l'ARC perçoit comme un comportement non
conforme.
La fonction des vérifications de l'ARC : Se concentrer d'abord sur les problèmes les plus graves
Le but à long terme de la fonction de conformité, principalement le rôle
des vérifications de l'ARC, consiste à gérer l'incidence de la
non-conformité. Par conséquent, la seconde ligne mentionnée ci-dessus
(entre l'incertitude et la zone de non-conformité) est particulièrement
importante pour la fonction de vérification. Toutes les administrations
fiscales cherchent à éliminer la zone de non-conformité. Nous mesurons
le manque à gagner fiscal associé à cet espace et considérons le
rendement brut des vérifications comme indication du progrès réalisé
pour combler l'écart.
Gérer l'incertitude extrême
L'ARC travaille continuellement à faire connaître à la population des
situations qu'elle croit être nettement non conformes. Elle publie de
l'information sur les condamnations criminelles. Les abris fiscaux que
l'ARC considère comme abusifs sont communiqués en ligne. En 2019,
l'Agence a commencé à publier à l'intention des fiscalistes des avis
relatifs aux types de planification contestés lors des vérifications.
Les plans de l'ARC à l'intention des entreprises, les annonces
ministérielles et les remarques prononcées par des fonctionnaires lors
de conférences et autres événements fournissent souvent des exemples
précis de cas de non-conformité perçue auxquels l'Agence accorde la
priorité.
À la frontière entre l'incertitude et la non-conformité, dans les
domaines où l'ARC perçoit une non-conformité notable, celle-ci aspire à
une divulgation accrue au moment de la déclaration. La mise à jour de
l'approche de l'ARC au regard du formulaire T-1135,
Bilan de vérification du revenu étranger, au milieu des années 2010 en est un bon exemple. Les communications de l'ARC relativement au formulaire T-1134,
Déclaration de renseignements sur les sociétés étrangères affiliées contrôlées et non contrôlées,
fin 2019 visaient à déterminer de manière transparente un domaine qui
ferait l'objet d'un examen plus minutieux. En outre, l'Agence publie
souvent des résultats propres à ce contexte, par exemple la valeur en
dollars de pénalités imposées à des tiers pour une année donnée. Du
point de vue de l'administration, nous tentons de clarifier les
questions auxquelles nous nous attaquerons (ou prévoyons de nous
attaquer) et nous sommes de plus en plus transparents dans l'annonce
préalable de ces questions.
Considérons maintenant certains exemples cités par d'autres
contributeurs au numéro inaugural de ce bulletin. On pourrait dire que
les remarques faites par l'ARC en table ronde lors de conférences
introduisent de l'incertitude parce que l'Agence y dévie de ses
positions de longue date; mais on pourrait aussi affirmer qu'elles
réduisent l'incertitude parce qu'elles clarifient pour la communauté
fiscale les opinions et les intentions actuelles de l'ARC.
L'ARC écoute aussi, comme le ministère des Finances, les opinions
divergentes quant au point où la démarcation entre incertitude et
non-conformité se situe ou devrait se situer. Par conséquent, lorsque
l'ARC discute de changements, communique des changements prévus ou
annonce des plans futurs, elle ne fait pas que s'adresser aux
contribuables; elle les écoute aussi (sans nécessairement être d'accord
avec ce qu'ils disent).
Plaider sur les limites de la planification fiscale est coûteux et long,
et l'issue est incertaine pour toutes les parties. Puisque des sommes
d'argent considérables et des questions complexes sont en jeu, les
litiges fiscaux sont inévitables. Cependant, si le dialogue sur ces
questions peut mener à une compréhension mutuelle, à une raréfaction des
procès ou à une réduction des occasions de litige, les fonctionnaires
de l'ARC continueront alors d'investir beaucoup de temps à amorcer un
tel dialogue.
Encore une fois, il est possible que les lecteurs doutent de cette
affirmation, et ce, en raison de leur expérience personnelle. Mais
rappelez-vous que, lorsque l'ARC remanie un formulaire, engage de
nouvelles équipes de vérificateurs ou multiplie les annonces sur une
question, elle croit ainsi générer de la certitude. Ce que nous disons,
en fait, c'est que nous entendons contester une certaine approche du
contribuable. Je peux comprendre que certains contribuables accepteront
de relever le défi et choisiront de défendre une position fiscale.
D'autres pourraient plutôt vouloir s'assurer que l'ARC prend des mesures
de suivi avant de changer leur approche. Les paroles s'envolent, même
celles de l'ARC. Mais du point de vue d'une administration fiscale, ce
sont des choix du contribuable que d'accepter un certain degré
d'incertitude.
Gérer les limites de l'incertitude
Il existe une attraction naturelle vers une extrémité du continuum, où
les déclarations « nettement conformes » prennent fin et l'incertitude
débute. Il y a un jeu à somme nulle pour ce qui est de l'impôt payé.
L'administration fiscale prend également en compte le coût de la
conformité (pour le contribuable et pour le gouvernement); l'égalité
entre les secteurs et entre les contribuables; et l'harmonisation (et
les points de friction potentiels) avec les autres administrations
fiscales.
Puisque les contribuables n'attirent généralement pas l'attention de
l'ARC sur leurs positions fiscales innovantes, il est difficile pour
l'Agence de deviner où les contribuables croient que la ligne entre
« nettement conforme » et « incertaine » se trouve. La Couronne, par
l'intermédiaire de vérifications, de décisions, d'appels, du ministère
de la Justice et du ministère des Finances, cherche à clarifier
l'emplacement de cette démarcation. Ces mesures incluent des efforts,
des initiatives et des pratiques que l'ARC et d'autres administrations
fiscales emploient pour mieux gérer cette délimitation; elles
comprennent le glissement de la démarcation le long du continuum ou
l'élargissement de la plage de déclarations et de transactions qui sont
conformes.
Ces dernières années, l'ARC s'est servi de décisions, d'avis aux
fiscalistes et de débats d'experts lors de conférences pour clarifier le
point de départ de la zone d'incertitude. Dans certains cas, comme
l'apport de changements au programme de conformité volontaire en 2019,
on a introduit volontairement une certaine incertitude, l'Agence
cherchant à appliquer plus complètement le pouvoir discrétionnaire du
ministre en vertu de la Loi. Pour combler davantage de lacunes, l'ARC a
publié des directives quant aux systèmes de contrôles internes, aux
réunions de rétroaction avec les contribuables et aux avis du ministère
des Finances.
En plus des initiatives de l'ARC, l'OCDE fournit un élément d'uniformité
mondiale, par l'entremise de groupes de travail et d'orientation des
politiques générales du Comité des affaires fiscales. Le Canada, par
l'intermédiaire des dirigeants de son vaste réseau d'affaires, travaille
à réduire l'incertitude liée à la double imposition. La double
imposition est une source d'incertitude particulièrement dérangeante
pour les administrations fiscales, compte tenu du nombre élevé de
contribuables qui font des déclarations agressives et des coûts
d'opportunité pour l'administration fiscale et pour les entreprises.
Bien que les activités commerciales des contribuables puissent parfois
les pousser en zone d'incertitude, il arrive aussi que ceux-ci cherchent
à se procurer un avantage fiscal en structurant leurs activités d'une
façon nouvelle et unique. À cet égard, les contribuables donnent le ton
et l'ARC réagit. L'ARC a d'abord l'obligation de définir et d'analyser
la question, puis elle choisit une réponse au glissement du contribuable
vers la zone d'incertitude.
Et puis après?
De l'avis d'au moins un fonctionnaire du fisc, il existe sur le
continuum une démarcation passé laquelle l'ARC devrait systématiquement
tout contester. Par conséquent, l'ARC et les contribuables ont un
intérêt commun à maximiser le dialogue dans le but de clarifier cette
démarcation et de minimiser le recours aux tribunaux pour déterminer
cette dernière.
On soupçonne que la fonction de conformité de l'ARC voit la nécessité
d'un procès et a une idée de ce qu'on pourrait et devrait éviter si on
coordonnait mieux les activités de vérification et d'application. On
soupçonne aussi qu'un contribuable choisit parfois sciemment de se
placer dans la zone d'incertitude.
Observations
Dans cet article, j'ai voulu fournir de l'information susceptible
d'aider les lecteurs à mettre en contexte une question donnée et à
comprendre certains des intérêts stratégiques en jeu. Bien connaître les
objectifs et les intérêts des différentes parties est essentiel pour
composer avec ces questions et influer sur les plans. Savoir si on se
trouve à l'extrémité ou au centre du continuum de certitude peut nous
donner une idée de la façon dont on est perçus et nous permettre
d'adapter notre travail pour trouver la solution à une controverse
fiscale donnée ou agir sur une approche ou une procédure particulière.
Les administrations fiscales raisonnent en termes d'incertitude
nécessaire et d'incertitude évitable. Le comportement de nos propres
vérificateurs, le manque de coordination à l'échelle de l'organisation
ou le défaut de comprendre pleinement la rétroaction ou les déclarations
des contribuables peuvent amener l'administration fiscale à créer de
l'incertitude évitable. Nous travaillons fort pour minimiser ce
phénomène.
À l'inverse, nous jugeons qu'une certaine incertitude peut être
nécessaire lorsque des plans ou des comportements sont considérés avec
soin; qu'on se livre à des consultations et à des débats adéquats; et
que l'ARC traite de nouveaux domaines de non-conformité ou donne
priorité à certaines questions. Nous nous efforçons de plus en plus
d'établir de la certitude lorsque nous prenons de tels virages. Ce
faisant, dans un certain sens, nous examinons la question moins de
l'angle de l'incertitude fiscale et plus de celui de l'« incertitude du
résultat » pour les contribuables qui ne sont pas influencés par les
signaux explicites de l'ARC quant à son changement de direction. Une
gestion prudente du travail de la fonction de vérification; la gestion
des litiges et les réactions aux décisions des tribunaux; de même que la
rapidité et la constance sont toutes importantes à cet égard.
Les questions qui s'approchent davantage de l'extrémité « conforme » du
continuum ont une priorité moindre aux yeux de l'administration fiscale.
Ici, les fiscalistes sont les premiers à aborder les nouvelles
transactions et les nouveaux plans, et ils ont une certaine influence
quant à l'emplacement de leur position initiale sur le continuum.
Dans tous les cas, les administrations fiscales ont la responsabilité de
clarifier constamment ces démarcations sur le continuum. Les
fiscalistes devraient être en mesure de comprendre le degré de risque
auquel ils exposent leurs clients pour pouvoir leur fournir des avis
exhaustifs. ◼