Malfaiteurs et multinationales : Les limites de la lumière
Martin A. Sorensen, Bennett Jones LLP, Toronto
Il est difficile d'être contre la transparence fiscale, en particulier
lorsque la solution de remplacement mène à l'argent sale, aux structures
corrompues et à la fraude fiscale, qui sont notamment liés à des crimes
tels que la traite d'enfants à des fins sexuelles et le don illégal
d'organes. Il est encore plus difficile de réprouver la transparence
fiscale quand on sait qu'elle pourrait (du moins selon l'ARC) rapporter
11 milliards de dollars par année en impôts perdus à un moment où le
gouvernement canadien a cruellement besoin de cet argent pour lutter
contre la pandémie. J'ai la certitude que, face aux autres options
possibles, peu de conseillers fiscaux de ma connaissance s'avanceraient à
prendre une position antitransparence. Mais est-ce vraiment le seul
choix qui s'offre à nous?
Parfois, oui. Prenons le cas des actions au porteur, par exemple. Ce
sont des actions de société qui sont représentées par des certificats
émis au « porteur ». Leur simple possession établit la preuve de leur
propriété, et elles peuvent faire l'objet de transferts aussi facilement
et anonymement que s'il s'agissait d'argent comptant. Jusqu'à
récemment, elles étaient expressément permises en vertu de la LCSA et
des lois sur les sociétés provinciales. Il est facile de comprendre
pourquoi de telles actions inquiéteraient vivement les organismes
internationaux de surveillance du blanchiment de capitaux et les
administrations fiscales intérieures.
Et pourtant, lorsqu'Industrie Canada a lancé une consultation sur la
possibilité de modifier la LCSA pour abolir les actions au porteur,
diverses sections de l'Association du Barreau canadien (ABC) — droit des
affaires, droit des organismes de bienfaisance et à but non lucratif et
droit de la concurrence (mais pas, notamment, celle du droit fiscal) —
se sont opposées à la proposition, arguant dans un
mémoire de 2017
que « [c]ette interdiction pourrait limiter les possibilités de
planification fiscale ». Fiscaliste depuis plus de 20 ans et membre en
règle de l'ABC, je n'ai pu m'empêcher de me demander à quelles occasions
de planification fiscale on faisait référence. Au bout du compte, les
gouvernements fédéral et provinciaux, conformément aux développements
internationaux en matière de transparence (décrits dans un
article paru en 2018 dans
Canadian Tax Focus), ont conclu en
2017 une entente
visant à modifier leurs lois sur les sociétés afin, entre autres,
d'éliminer les actions au porteur. On a modifié la LCSA pour proscrire
ces actions, et je n'ai souvenir d'aucune protestation notable de la
part de la communauté fiscale. Dans mon esprit, un tel changement aurait
dû être apporté il y a longtemps et est tout à fait sensé du point de
vue politique.
On pourrait probablement faire des concessions semblables dans le cas de
nombreuses nouvelles initiatives en faveur de la divulgation de la
propriété effective, même si certains pourraient, avec raison, se
questionner sur l'atteinte d'un juste équilibre — entre la transparence
et la protection de la vie privée et entre le coût et les avantages — ou
sur la possibilité que les nouvelles règles aient des conséquences
imprévues. Dans bien des cas, il ne fait aucun doute que les organismes
d'État du Canada (et, peut-être, le public en général) devraient savoir
qui possède ou qui contrôle quoi, et où et comment. Nous ne sommes
peut-être pas prêts à imiter la
Norvège,
où les renseignements fiscaux de tous les citoyens sont du domaine
public, mais il est difficile de nier que la dissimulation de ces
données fondamentales est souvent à l'avantage des malfaiteurs plus que
du public.
Mais (et vous saviez que j'allais ajouter un « mais ») — aussi tentant
que cela puisse paraître — ce serait une erreur, à mon avis, de mettre
les multinationales, les structures de financement à double déduction et
les litiges portant sur des prix de transfert dans le même panier que
les malfaiteurs qui dissimulent des fortunes à l'étranger. Au chapitre
de la transparence, comparer ces deux groupes d'acteurs équivaudrait à
comparer des pommes avec des oranges.
Les multinationales se livrent certainement à une certaine planification
fiscale à l'étranger mais, d'après mon expérience, elles « cachent » ou
« dissimulent » peu ou pas ce qu'elles font, ce qu'elles possèdent,
avec qui elles traitent ou comment elles fonctionnent. Une société
canadienne qui détient des actions dans une société étrangère affiliée
est depuis longtemps tenue de divulguer ces titres dans sa déclaration
T2 annuelle, de même que les détails de ses opérations avec des parties
avec lesquelles elle a un lien de dépendance. Les sociétés sont aussi
obligées, dans les faits, de fournir des documents à jour au sujet de
telles opérations (ou un avis à l'ARC si elles ne produisent pas ces
documents). Tout est accessible à l'ARC aux fins de vérification, et
l'Agence dispose d'une armée d'employés et d'un énorme arsenal de
pouvoirs statutaires.
Certains Canadiens ne sont pas satisfaits de la contribution à l'impôt
des multinationales, en particulier lorsqu'ils apprennent que ces
entreprises se livrent couramment à une « planification fiscale
internationale agressive » qui coûte au pays 8 milliards de dollars par
année. Mais pourrait-on suggérer sérieusement que les récentes défaites
de l'ARC (du moins à ce stade) contre de telles multinationales — par
exemple dans l'arrêt
Cameco (
2018 CCI 195; confirmé par le jugement
2020 CAF 112); et l'arrêt
Loblaw Financial (
2018 CCI 182; révisé par la décision
2020 CAF 79,
appel à la CSC en instance) — sont attribuables au manque de
transparence des contribuables ou à un manque d'information de la part
de l'ARC?
Le dossier
Cameco a été la plus importante affaire fiscale de
l'histoire du Canada et, après 65 jours de procès, le juge qui présidait
a conclu qu'il était « inconcevable » que le contribuable canadien ait
cherché à duper l'ARC dans ses opérations avec sa société affiliée
suisse. Dans l'arrêt
Loblaw Financial, l'ARC a soumis le
contribuable à une vérification qui a duré neuf ans, pour finalement
abandonner son argument lié à la RGAE; l'Agence a échoué parce que la
CAF n'était pas du même avis sur une question pointue d'interprétation
législative. On rapporte que ces deux cas ont représenté quelque 3,4
milliards de dollars du manque à gagner fiscal apparent de l'ARC. Mais
ce n'était pas fondamentalement des cas où les administrations fiscales
ont été « empêchées » d'examiner ou de comprendre les affaires des
contribuables. Au bout du compte, il s'agissait de désaccords au sujet
de l'application correcte de la loi. Après des audiences publiques
complètes et justes, nos tribunaux ont maintenu que l'ARC n'avait pas
droit aux impôts qu'elle réclamait et ont expliqué pourquoi.
En effet, les structures d'imposition des sociétés internationales
mentionnées par le professeur Cockfield ne sont pas des produits d'une
dissimulation ou d'un subterfuge, mais bien de choix délibérés en
matière de politique fiscale faits par des douzaines d'États souverains
dans le monde, dont le Canada; et ces choix visaient à répondre à une
myriade de considérations économiques, politiques et sociales
intérieures. Oui, la structure de financement à double déduction, qui
porte malheureusement mal son nom, peut donner lieu à une déduction des
intérêts à la fois au Canada et aux États-Unis, mais on peut s'y
attendre lorsque deux pays ont des régimes fiscaux distincts et qu'une
opération tombe sous le coup des deux. Aucun des pays n'est « victime »
de voir le même dollar déduit deux fois dans son propre système. Et si
le Canada ou les États-Unis croient
être victimes (ou si des
considérations économiques, politiques ou sociales changent), libre à
eux de contester les contribuables en cour, de changer leurs règles ou
de participer à des discussions bilatérales ou multilatérales afin de se
rapprocher d'un système d'imposition plus
international. En fait, les États-Unis ont adopté un vaste ensemble de
règles hybrides mal assorties
(qui ciblent la double déduction) à l'occasion de leur réforme fiscale
de 2017. En même temps, l'action 2 du projet BEPS de l'OCDE
recommande des modifications législatives similaires que les nations membres pourraient adopter aux mêmes fins.
Alors nous devons sans contredit encourager la transparence dont nous
avons tant besoin relativement aux opérations secrètes, aux éléments
d'actif dissimulés, aux transferts non traçables et aux sociétés
fictives anonymes. Exigeons également un signalement accru des activités
transfrontalières (au moyen de déclarations pays par pays, de documents
à jour et de règles similaires) si cela peut aider l'ARC à décider de
l'affectation de ses ressources considérables, quoique limitées. Mais
gardons à l'esprit que les ressources des contribuables sont aussi
limitées et que le fossé est énorme entre contribuables et escrocs,
entre planification fiscale et évasion fiscale, et entre divulgation et
dissimulation. Comme l'affirmait Louis Brandeis dans un article de 1913,
la publicité (ou la « lumière », selon sa citation la plus mémorable)
pourrait bien être un bon désinfectant contre les « maladies sociales et
industrielles » comme les comptes de placement illicites et les
résidences secondaires de luxe. Mais s'attendre à ce que la publicité
ait le même effet magique sur une double déduction ou sur un double
irlandais pourrait être trop demander. Pour cette raison, laissons la
question aux pouvoirs législatifs et, au bout du compte, aux tribunaux.