Pouvoir de l'ARC d'exiger la production de renseignements sur les contribuables
John Sorensen, Gowling WLG (Canada) LLP, Toronto
Une autorité fiscale ne doit pas considérer les contribuables comme des
boîtes noires ou des piñatas. Bien qu'une approche transparente de
l'administration et de l'application des lois fiscales soit séduisante,
les contribuables et les autorités fiscales peuvent, en pratique, être
tous deux antagonistes. Le processus contradictoire en matière fiscale
commence parfois par un document initial et une demande de
renseignements, et la mentalité regrettable du « nous contre eux » n'est
pas susceptible de se limiter à un seul côté d'une vérification. Les
demandes des vérificateurs peuvent être controversées en raison de la
tension entre, d'une part, l'intérêt de la ministre du Revenu national à
recevoir tous les renseignements pertinents, même de loin, pour la
détermination de l'impôt à payer et, d'autre part, les préoccupations
des contribuables concernant 1) les dépenses engagées pour répondre à
des demandes trop vastes et trop lourdes (notamment les dépenses
découlant de l'affectation à ces demandes d'employés clés à des moments
inopportuns); 2) la confidentialité des renseignements de tiers; et
3) l'interprétation potentiellement erronée de ces renseignements par
les fonctionnaires du fisc.
« Les attentes des contribuables en matière de protection de la vie
privée demeurent très faibles en ce qui a trait à leurs registres
commerciaux utiles à la détermination de leur assujettissement à
l'impôt » (
Redeemer Foundation,
2008 CSC 46),
et ces attentes varient selon les circonstances. Il est logique que la
divulgation aux instances réglementaires suscite de faibles attentes en
matière de protection de la vie privée : le risque de vérification et de
pénalité incite à la conformité. En outre, dans les contextes
administratifs (y compris les contextes fiscaux), en raison de
l'asymétrie de l'information entre contribuables et services fiscaux,
l'instance réglementaire doit avoir le pouvoir d'exiger des documents et
des renseignements. Toutefois, malgré les aspirations des autorités
fiscales, les contribuables continuent d'avoir une certaine attente en
matière de protection de la vie privée; une attente « très faible » en
cette matière est plus importante que l'absence d'attente. Cet article
passe en revue quelques affaires clés récentes où les pouvoirs des
autorités fiscales ont été remis en question et clarifiés. Le thème qui
se dégage de mon analyse est que la ministre, bien qu'elle recherche à
juste titre la transparence des contribuables, peut adopter des
positions qui ne sont pas soutenues par la loi. Elle a réussi, dans
certains cas, à adopter des positions apparemment intenables et, ce
faisant, elle a sapé les protections des contribuables. En fin de
compte, les demandes de renseignements litigieuses se régleront
probablement par des solutions de compromis ou par d'autres litiges, que
cela apporte ou non des clarifications.
Dans l'affaire
BP Canada Energy Company (
2017 CAF 61),
la ministre a demandé les DTIC du contribuable, notamment ses analyses
en matière de provisions pour positions fiscales incertaines (PFI) dans
ses états financiers vérifiés. Les DTIC sont comme une visite guidée des
points faibles potentiels d'une déclaration de revenus. En gros, dans
cette affaire, la ministre a demandé les DTIC en rapport avec certaines
écritures comptables et elle a reçu des DTIC caviardés qui ont dissipé
ses inquiétudes. Mais elle a insisté pour obtenir des copies non
caviardées, copies qui n'avaient pour but que d'être utilisées pour de
futures vérifications. La CAF a confirmé que les DTIC pouvaient être
produits pour répondre à une demande de vérification spécifique. La
question était toutefois de savoir si la disposition générale de
vérification du paragraphe 231.1(1) permettait à la ministre d'avoir
accès sans restriction à ces renseignements sans justification.
La réponse fut négative, pour trois raisons. Premièrement, bien que nous
ayons un régime d'autocotisation, les vérifications fiscales sont du
ressort de la ministre. Les sociétés cotées en bourse doivent produire
des états financiers vérifiés, mais l'obligation de remettre chaque
année à la ministre des copies de leurs analyses en matière de PFI
équivaudrait à une obligation d'autovérification : les contribuables
sont tenus de calculer leur impôt à payer, et non pas les impôts qu'ils
estiment ne pas devoir payer. La deuxième raison invoquée par la CAF est
que les contribuables pourraient être moins transparents avec leurs
vérificateurs financiers s'ils savaient que leurs analyses en matière de
PFI pourraient être produites, une réticence qui pourrait entraîner un
risque pour les investisseurs. Troisièmement, la CAF estime que
l'interprétation des pouvoirs de la ministre devrait être harmonisée
avec les législations provinciales en matière de valeurs mobilières.
Alors que la politique de l'ARC de juin 2010 laissait entendre que les
vérificateurs pourraient faire preuve de retenue dans leurs demandes de
DTIC, l'affaire
BP a élevé la retenue au rang de règle d'interprétation du paragraphe 231.1(1). Ainsi, la position de la Cour dans l'affaire
BP
était que si la transparence de la vérification est raisonnable, il
n'est pas raisonnable que les propres analyses d'un contribuable soient
réquisitionnées pour formuler un plan de vérification — même si ces
analyses peuvent être produites pour traiter de questions de
vérification spécifiques.
Dans
Cameco Corporation (
2019 FCA 67),
la ministre a demandé des entrevues fonctionnelles avec 25 employés
dans le cadre d'une vérification des prix de transfert, en s'appuyant à
nouveau sur ses pouvoirs de vérification, tels que définis au
paragraphe 231.1(1). En définitive, on lui a rappelé que ses pouvoirs
ont des limites. Plus précisément, le mot « vérifier » au paragraphe a)
de la disposition n'est pas assez large pour exiger des réponses orales
ou « audibles ». Bien que les motifs majoritaires de la CAF aient rejeté
l'idée que la ministre soit liée par le principe de proportionnalité
dans l'exercice de ses pouvoirs de vérification, il est possible qu'il y
ait eu une préoccupation latente selon laquelle la ministre aurait été
trop ambitieuse. Les motifs concordants de la juge Woods étaient
convaincants et, à mon avis, ils méritaient d'être pris en compte en
raison de sa vaste expérience en tant que fiscaliste respectée et juge
de la Cour canadienne de l'impôt. Elle a souligné que 1) les ordres de
conformité sont accordés à la discrétion du juge de première instance;
2) la CAF doit être prudente lorsqu'elle intervient; et 3) les facteurs
pris en compte par le juge de première instance étaient pertinents pour
cet exercice de discrétion (notamment le fait que la ministre
connaissait déjà les prix de transfert de Cameco, que Cameco s'était
conformée à toutes les demandes antérieures et était disposée à répondre
à des questions écrites, et que le litige devant la CCI était déjà en
cours pour d'autres années). Cela dit, les orientations publiées par
l'ARC après l'affaire
Cameco (
AD-19-02R)
indiquent que les vérificateurs continueront à solliciter des
entrevues, car ils estiment qu'elles renforcent la transparence et la
précision. Refuser des entrevues peut entraîner des risques et des
incertitudes pour les contribuables, quel que soit le résultat dans
Cameco.
En fin de compte, cependant, les désaccords sur les moyens appropriés
d'obtenir des réponses de la part des contribuables seront solutionnés
au cas par cas. Il reste à voir si, et de quelle façon, l'ARC et les
contribuables seront portés à faire des compromis sur les entrevues lors
de futures vérifications des prix de transfert.
Dans
Atlas Tube (
2018 CF 1086),
la ministre a demandé une ébauche du rapport de contrôle préalable
préparé par des comptables sur la recommandation d'un cabinet d'avocats.
L'ébauche de rapport examinait l'application des attributs fiscaux, les
positions fiscales antérieures et la question de savoir si des
provisions suffisantes en matière de PFI avaient été prises. Le
contribuable a refusé de fournir le rapport, sur la base de la
pertinence, du privilège et de l'interdiction d'autovérification. La CF a
déclaré que le seuil de pertinence était bas, mais que la ministre
n'avait pas besoin de démontrer la pertinence d'un document pour une
question de vérification spécifique : il suffit que le document
puisse
être pertinent. En ce qui concerne le privilège, il était sans
importance que le travail ait été fait par un cabinet comptable : il est
établi que les comptables peuvent être couverts par le privilège si
leur travail se limite à interpréter ou à rassembler des renseignements
sur un client pour un avocat, ou à servir de canal pour les conseils
juridiques au client ou pour les instructions à l'avocat (tâches et
communications essentielles à une relation avocat-client).
Malheureusement, l'analyse de la CF sur le privilège n'était pas fondée.
La Cour a conclu que le rapport de contrôle préalable avait un double
objectif, dont l'un était d'éclairer une décision commerciale (à savoir,
l'opération), et elle a rejeté l'idée que l'objectif prédominant du
rapport était que les avocats donnent des conseils fiscaux. Ce faisant,
la CF a confondu le privilège relatif à un litige (et son critère de
l'objectif prédominant) avec le privilège des communications entre
client et avocat. La Cour a comparé deux affaires, soit l'affaire
BP
et le principe interdisant l'autovérification, concluant dans ce cas
que la ministre a demandé des DTIC sans lien avec une quelconque enquête
de vérification en cours, et l'affaire
Atlas Tube pour
laquelle on a demandé le rapport relativement à l'opération faisant
l'objet de la vérification. L'appel du contribuable devant la CAF a été
abandonné en juin 2020 et, bien que le résultat soit confidentiel, il
existe une probabilité raisonnable que le recours aurait pu aboutir s'il
avait continué, car on imagine bien que le contribuable n'a pas
simplement abdiqué et remis le rapport de contrôle préalable. À mon
avis, les failles de l'analyse limitent l'utilité de cette affaire, et
tout objectif primordial de transparence et de coopération accrues en
matière de vérification ne peut supplanter les valeurs de la politique
qui sous-tendent le sacro-saint privilège des communications entre
client et avocat.
Roofmart (
2020 FCA 85),
une affaire du secteur de la construction, diffère des affaires citées
ci-dessus parce qu'il s'agit d'un cas de PNDN. Une ordonnance relative à
une demande péremptoire visant des PNDN oblige la ou les personnes
visées à divulguer des renseignements concernant des tiers dont
l'identité n'est pas connue de la ministre. Une autorisation judiciaire
est nécessaire et des conditions doivent être remplies, à savoir que
« la personne ou le groupe est identifiable » et que « la fourniture ou
la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les
personnes […] ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la […]
loi ». La ministre a fait une demande péremptoire visant des PNDN afin
d'obtenir des renseignements sur les acheteurs qui ont dépensé plus que
le seuil indiqué pour des fournitures de construction, en particulier
des renseignements sur leur identité, leur numéro d'entreprise, les
détails de leurs factures et des informations bancaires et de crédit. La
CAF a estimé que les personnes faisant partie du groupe étaient
identifiables et que la demande péremptoire visant des PNDN avait pour
but de vérifier leur conformité fiscale.
Cette conclusion est problématique, au vu des faits. Pour le critère du
« groupe identifiable », le seuil d'achat qui délimitait le groupe était
sans fondement, et il y avait une incertitude sur la définition de la
portée du groupe par l'ARC (entrepreneurs, clients, entrepreneurs
résidentiels, entrepreneurs commerciaux, entrepreneurs avec des comptes
Roofmart, etc.). Il y avait également des incertitudes quant au critère
de « vérification » : le souscripteur de l'affidavit de l'ARC n'a pu
expliquer que de manière générale comment les renseignements pourraient
être utilisés; les outils analytiques nécessaires pour analyser les
renseignements n'ont pas été développés; et aucun délai n'a été fixé
pour ce développement. On peut donc se demander ce que ce logiciel
fantôme aurait pu accomplir. Enfin, de sérieuses préoccupations ont été
soulevées quant au fait que le fonctionnaire de I'ARC qui a fait la
demande péremptoire visant des PNDN ne disposait pas de pouvoirs
délégués, un argument auquel les tribunaux ont fait peu de cas. L'issue
dans
Roofmart est regrettable : l'objectif de l'exigence
d'autorisation judiciaire devrait être la surveillance, afin d'éviter
que les fonctionnaires de l'ARC ne se précipitent dans toutes les
directions, n'imposent des fardeaux déraisonnables aux entreprises et
n'obtiennent, sans fondements solides, des renseignements financiers et
commerciaux potentiellement sensibles, sans aucune protection pour les
contribuables dont les renseignements sont divulgués. Des preuves
anecdotiques suggèrent que les demandes péremptoires visant des PNDN
sont de plus en plus fréquentes et, malheureusement, il semble qu'une
autorisation judiciaire ne soit requise qu'en théorie, comme le démontre
l'affaire
Roofmart.
En l'absence de réforme législative, les demandes de renseignements
litigieuses se régleront par des solutions de compromis ou par d'autres
litiges, ce qui soulève des questions sur la forme que pourrait prendre
la réforme législative et sur la motivation que le gouvernement du
Canada pourrait avoir pour réformer les pouvoirs de la ministre. En ce
qui concerne la réquisition des analyses des contribuables de leurs
propres positions fiscales (sous la forme de DTIC ou de rapports de
contrôle préalable), nous pourrions envisager, à titre de comparaison,
la pratique aux États-Unis, où l'IRS limite ces demandes de documents
aux opérations dites répertoriées, qui constituent un sous-ensemble des
« opérations à déclarer » dans le cadre du régime américain. Bien qu'il
puisse sembler plus équitable, du point de vue du contribuable, que
l'accès de la ministre aux DTIC et aux documents similaires soit limité
aux affaires concernant des opérations considérées comme abusives, il
semble que le Canada ne privilégie pas cette approche pour au moins deux
raisons. Premièrement, la tendance de la fiscalité du 21
e
siècle est à l'augmentation de l'information, et non à sa diminution.
Deuxièmement, le régime canadien applicable aux opérations devant faire
l'objet d'une déclaration semble avoir été un échec. En ce qui concerne
le pouvoir d'exiger des entrevues, le pouvoir général de vérification de
la ministre pourrait être étendu pour l'inclure expressément à nouveau;
une modification de ce type pourrait bien être apportée, en fonction de
la manière dont les futures demandes d'entrevues se dérouleront,
notamment dans le contexte des vérifications des prix de transfert. Mais
si cela se produit, et si les motifs concordants de la juge Woods dans
Cameco
gagnent alors du terrain, dans quelle mesure la ministre serait-elle
plus avancée? Enfin, le problème avec les demandes péremptoires visant
des PNDN n'est pas la législation mais plutôt le fait que les tribunaux
abaissent la barre essentiellement au niveau du sol — et pourquoi le
gouvernement du Canada, qui profite de cet abaissement, voudrait-il
qu'elle soit relevée?